Michel Del Castillo : dictionnaire amoureux de l'Espagne

Extrais du livre épuisé, quelques pages copiées depuis une version epub. Michel Del Castillo est décédé le 17 décembre 2024 (à 91 ans)

Fiche Babelio

Michel del Castillo

Catherine Dubreuil (Illustrateur)
EAN : 9782259197052
414 pages
Plon (04/05/2005)
Résumé :
Al-Andalus, Carmen, don Quichotte, Goya, l'Inquisition, Vélasquez, la Tauromachie, mais aussi Franco, Burgos, Almodovar, Picasso, Lorca et Unamuno : voilà quelques-unes des entrées de ce Dictionnaire amoureux, qui parle aussi bien de l'Espagne d'hier que de celle d'aujourd'hui. Ombres et lumières. Autant de prétextes qui en tableaux flamboyants permettent de faire retentir le chant profond de l'Espagne, de suivre le fil qui du plus lointain passé court jusqu'à nos jours. Il fallait toute la culture, la sensibilité et la distance d'un grand romancier pour brosser cette fresque emportée d'un pays qui aura produit l'une des plus hautes civilisations de l'Europe.

Le français a retenu le mot portugais, autodafé, de préférence à l’espagnol, auto de fé, ce qui ne change rien à sa signification, un acte de foi, valant à ceux qui assistent à la cérémonie une pluie d’indulgences.

Tout à la fois une liturgie, une pédagogie et un spectacle, la fête se déroule en trois journées – la corrida comporte, elle aussi, trois tercios.

Le samedi a lieu la procession de la Sainte Inquisition (voir : INQUISITION) qui parcourt les rues du bourg ou de la ville et à laquelle la noblesse, le clergé, les autorités civiles et militaires participent, marchant derrière la Croix verte. Les cloches des églises sonnent à toute volée ; accourue des campagnes environnantes, la foule se bouscule le long du parcours ; façades et balcons sont décorés ; on se presse aux fenêtres pour voir passer les condamnés, revêtus de la tunique d’infamie, coiffés d’un bonnet pointu, une pancarte autour du cou où leurs horribles forfaits sont décrits : Juif, hérétique, blasphémateur, sodomite. On commente leur attitude, honteuse, abattue ou bravache. On les conspue, on les insulte, on rit.

Beaucoup furent des personnages en vue, riches et influents, on imagine la satisfaction de la foule devant leur humiliation publique. On reprend en chœur les litanies, on s’agenouille au passage de l’Inquisiteur, juché sur une mule richement harnachée dont un Grand tient les rênes en signe de soumission. Entouré d’une foule de moines, dominicains et franciscains, il distribue des bénédictions.

Enfin, la procession entre dans l’église de l’Inquisition, attenante à la prison ; les condamnés s’agenouillent au pied de l’autel. Ils écoutent le sermon qu’un religieux fait du haut de la chaire. Rhétorique parfois hystérique, où le prédicateur s’emporte, hurle, tonne, supplie, sanglote, tentant d’émouvoir ces cœurs endurcis. Dans la nef, la foule tremble, crie, pleure.

Obtenir, à la dernière extrémité, la conversion de ces obstinés vaut à l’ordre du prédicateur des récompenses et des bénéfices. On se doute de l’émulation, on imagine les rivalités et les intrigues.

Quand les condamnés, tête baissée, sortent de l’église pour regagner leurs cachots, le concours d’éloquence se poursuit à l’intérieur de la prison. Toute la nuit, les missionnaires se relaient auprès des condamnés, surtout des relaps (récidivistes), ceux qui, dans un mouvement de colère et de rage, ont refusé d’abjurer. S’ils acceptent de confesser leurs crimes, l’Église, mère compatissante, intercédera en leur faveur : ils obtiendront la grâce d’être étranglés avant d’être brûlés. Certains fléchissent, se confessent, pleurent, dénoncent leurs complices. Quelques-uns se cabrent, ricanent, insultent le Christ, la Vierge. Saisis d’une fureur de haine, ils crachent leur mépris, expriment leur écœurement.

Ces ennemis déclarés de la vraie foi seront bâillonnés afin de les empêcher de crier leurs épouvantables blasphèmes. Assis sur un âne, le visage tourné vers la queue de l’animal, mains liées derrière leur dos, ils seront conspués par la foule.

L’auto de fé proprement dit, l’action solennelle, se déroule le lendemain, dimanche. Il débute par une grand-messe chantée, par un redoublement de cloches, par des fanfares et des cantiques. Puis, les condamnés quittent la prison, les uns pleurant et criant leur repentir, apostrophant la foule, incitant les spectateurs à rendre grâces à Dieu qui les a guéris de leur cécité, les a tirés de l’abîme.

Le décor, c’est la Plaza Mayor, la grande place du bourg ou de la ville, où deux estrades se font face, l’une pour les princes et pour les Grands, la seconde pour les évêques, les clercs et les religieux ; aux balcons décorés de tapis, derrière les barrières, la foule des bourgeois et des paysans. Des vendeurs proposent des sorbets, des cacahuètes, de l’eau de source. On papote, on se salue, on échange des œillades, on glisse des billets. C’est un théâtre, le plus tragique des théâtres. Une pédagogie de la foi, disent les théologiens.

Au milieu de la place, une chaire et, tout autour, les condamnés. Ils subiront le plus long, le plus pathétique des sermons, prononcé par un orateur choisi pour son éloquence. Quand il descend de la chaire, épuisé, encore tremblant d’émotion, des applaudissements crépitent. Le public salue en connaisseur. Il connaît chaque réplique de la pièce. La foule regarde surtout les enragés qui se débattent, voudraient, une dernière fois, aboyer leur révolte, insulter. Le bâillon les empêche de parler mais leurs yeux jettent des éclairs.

Dans la corrida, il y a également des taureaux mansos, couards, et des fauves superbes de courage qui chargent jusqu’à l’heure de leur mort.

Après un Te Deum magnifique, les notaires lisent les sentences, la prison, les galères, quelques coups de fouet, l’obligation de suivre, revêtu de la tunique d’infamie, la procession de la Sainte Inquisition, durant trois, dix ans. Dans tous les cas, la confiscation de leurs biens, un tiers au profit de la Couronne, un deuxième pour l’Inquisition, le dernier pour les délateurs, s’il y en a (il y en a toujours) ; la marque infamante, le sanbenito suspendu dans la nef de l’église, déshonneur qui interdit l’accès à toute charge publique, ferme aux descendants la porte des collèges et des universités, autant dire la mort civile.

Pour finir, les noms de ceux qui sont déclarés relaps, ceux que l’Église relâche, puisqu’elle ne saurait souiller ses mains de sang. Elle les remet à la justice civile. Ils seront brûlés le lendemain, lundi, dans le terrain vague prévu pour les exécutions, aux portes de la ville. Là encore, il se trouvera des spectateurs, moins nombreux mais avides de ne rien perdre de l’agonie de ces démons, de leurs hurlements et de leurs plaintes…

Les finasseries des bigots qui tentent de pinailler sur les chiffres, sur les degrés de la torture, sur les procédures ; qui, pour atténuer la responsabilité de l’Église, plaident que les tribunaux ordinaires se montraient plus cruels – toutes ces considérations spécieuses ne changent rien à l’implacable terreur de ces liturgies.

Les chiffres ? il seraient, objectent certains, plus bas que ceux qu’on a cités. On dispose pourtant d’archives minutieuses, tenues par ces bureaucrates de la foi avec une précision fantastique.

À ses débuts, l’Inquisition frappa et condamna à la mort des milliers de femmes et d’hommes, en majorité des conversos, les Juifs convertis que le peuple appelait marranos (porcs), accusés de judaïser en secret (voir : MARRANES). Quelques fous furieux, à Séville, à Cordoue, à Valence, à Valladolid, se distinguèrent par leur cruauté, envoyant au bûcher des milliers de personnes. Mais les chiffres expriment-ils la réalité atroce de ces réjouissances qui se sont poursuivise durant près de quatre siècles ?

Après les premières vagues, la persécution s’atténua, les Juifs ayant fui vers le Portugal, vers Bayonne, vers les Flandres. Par la suite, la machine de l’Inquisition s’entoura de davantage de garanties, se montra plus prudente, sans cependant relâcher sa vigilance.

Les inquisiteurs n’étaient pas des bêtes féroces, des tueurs sadiques, mais, au contraire, des letrados, sortis des meilleures universités, possédant une solide formation théologique et juridique. Ils appartenaient à une administration compétente, fortement centralisée et hiérarchisée, où l’on pouvait faire carrière et atteindre le sommet du pouvoir, le Conseil de la Suprême. Des énarques, des technocrates, des hommes de dossiers.

Atrocités d’un autre temps, stigmates des âges barbares ? Qu’on songe aux grands procès staliniens qui se voulaient, eux aussi, une pédagogie, mais politique, entraînant des vagues de dénonciations et de déportations, pour ne rien dire des exécutions. Qu’on songe…

Chaque fois, on retrouve la même figure, celle du haut fonctionnaire, du technicien qui, déchargés de toute responsabilité par leur devoir d’obéissance, exécutent avec minutie, avec méthode, les instructions du pouvoir, fussent-elles démentes. Veut-on voir, ce qui s’appelle voir, le visage de ce technocrate sans âme et sans remords, il suffit de regarder le visage d’Adolf Eichmann, tel qu’il nous apparut lors de son procès à Jérusalem. Ou celui de Béria.

L’inquisiteur est un homme propre, lisse, bon mari, excellent père de famille. Il se cache dans des bureaux aérés, clairs, rangés ; il s’entoure de formulaires, de statistiques et de dossiers. Il garde toujours les mains propres.

La majorité des Espagnols n’ont que sarcasmes pour ce personnage qui, disent-ils, symbolise l’Espagne de pandereta, un folklore frelaté, une caricature ridicule. Comment d’ailleurs un Français pourrait-il appréhender l’esprit du pays ? Pourtant, la cigarière fatale résiste à leur ironie et, si la nouvelle de Mérimée n’est guère lue, l’opéra de Bizet continue de faire le tour du monde, succès qui tient, certes, à la musique, par endroits admirable de netteté et de sauvagerie, mais qu’on ne saurait détacher de l’histoire, puisque l’opéra est un genre total auquel tous les sens participent.

La force du mythe, son universalité proviennent d’abord du personnage de Carmen, sauvageonne d’une liberté ravageuse. On reste dans le fantasme de la femme fatale, le même qui a fait le triomphe de L’Ange bleu et la gloire de Marlène. Ce ne sont pas non plus les airs exotiques, « L’amour est enfant de bohème », ou d’un pittoresque burlesque, « Toréador, en garde », ce ne sont pas les habaneras chaloupées, les couleurs andalouses qui rendent compte de la fascination que le drame exerce sur un vaste public. Derrière les espagnolades, il y a une autre histoire, celle qu’on entend dans le trio des cartes, celle qu’on subit dans tout le dialogue final, d’une violence magnifique : « C’est toi ! – C’est moi ! » Une histoire de passion sensuelle, d’abaissement et de perdition. Mais si ce drame rejoint l’Espagne dans ses profondeurs, c’est surtout à cause de la malédiction des races.

Gitane, Carmen appartient à l’Andalousie réprouvée, aux races impures. Rejetant la loi qui la condamne, elle épouse un destin de délinquance et de crime – Mérimée renforce cette dimension de révolte. Face à elle, don José est un Navarrais pauvre qui tente d’échapper à la misère de ses montagnes dans l’armée où il a le grade de brigadier. Alors que le mensonge, la ruse, la traîtrise et même le crime sont le lot de la belle gitane, son amant, parce que de bonne souche chrétienne, se voit attribuer les vertus de la race supérieure, la droiture, le courage et la fidélité, manichéisme que les librettistes de l’opéra ont accentué avec le personnage de Micaela, bien entendu blonde, pure, innocente.

On se trouve devant deux archétypes qui, n’en déplaise aux Espagnols, expriment une certaine vérité de l’Espagne, telle que la Reconquête l’a faite : les purs au-delà de la frontière du Douro, les impurs au sud du Tage.


Ce racisme noue la chaîne du destin ; le lien qui attache l’une à l’autre la fière cigarière et l’honnête brigadier ne doit rien à la psychologie des personnages, il les précède, tissé par les Parques.

Carmen et José se désirent, ils s’aiment, mais que pèse leur amour devant la fatalité des races ? En battant les cartes, Carmen le dit avec hauteur : on n’échappe pas à cette fatalité. Toute sa grandeur est de s’y résigner, d’y faire face avec crânerie. « Je sais bien que tu me tueras, mais que je vive ou que je meure… » José la poignarde, mais c’est bien Carmen qui se jette sur la lame.

Quand il composa sa musique, Bizet n’avait jamais mis les pieds en Espagne. De la tragédie espagnole, il n’en avait pas moins saisi l’esprit.

Gitan, gitane – on retrouvera ce mélange de beauté, de liberté sauvage, de sensualité trouble dans la poésie de Lorca. Bien entendu, on retrouvera aussi la mort sordide…

J’ai hésité entre glisser cet article à la lettre C, cante hondo ou jondo à l’andalouse, ou ici. Puisque tout chant andalou qui débute par ce cri de douleur, ay, est, pour les étrangers et, même, pour nombre d’Espagnols, flamenco, je me suis décidé à réunir chant profond et flamenco sous une même rubrique, me réservant de distinguer entre les deux.

Il y a ay et ay, celui frelaté des gitaneries et celui qui s’arrache des tripes, déchire la poitrine, fait courir dans le dos des spectateurs un frisson de panique. C’est peut-être la distinction essentielle, quand même des considérations plus musicales aident à faire la différence.

Le flamenco est un spectacle ; il se produit sur les tablaos, devant des touristes avides de pittoresque ; le second peut jaillir n’importe où, dans une taverne, dans une cuisine, devant le feu, dans la rue, au travail. Le flamenco est un style, une manière de se tenir debout, les reins cambrés, le menton relevé, de parler, de marcher, pourquoi pas de boire ou de manger ? C’est une posture de défi ironique, une attitude d’indifférence et de mépris. On feint d’ignorer le danger, on s’amuse avec lui. Il arrive que le cante soit flamenco. Le plus souvent, il surgit sombre, tragique, dans l’obscurité, quand le duende, le djinn des Arabes frôle de son ombre le groupe rassemblé autour du feu de camp. L’inspiration, si l’on veut, ou, pour mieux dire, l’aspiration.

Ce cri de terreur s’est d’abord levé parmi les gitans qui, arrivés en Espagne en 1482, se fixèrent en Andalousie. Ils avaient mal choisi leur moment. La guerre ravageait les campagnes ; les villes, vidées de leurs habitants, offraient un spectacle de désolation ; les morisques entraient en agonie ; les Juifs seraient bientôt chassés, puis brûlés. Musiciens dans l’âme, les gitans recueillirent les derniers échos des traditions musicales des uns et des autres : berceuses juives, chant synagogal, modulations orientales, rythmes arabes, cantiques des églises mozarabes. Avec ces reliques, ils firent un brassage, imprimant à ces monodies souvent austères et répétitives un rythme haletant, une trépidation plus nerveuse.

Après les Juifs, après les morisques, le tour des gitans arriva. Les mines de sel ou de cuivre, les galères, les tortures, ils subirent le sort de toutes les races opprimées, décrétées impures.

Quand, après des années de supplice, ils retrouvaient leur tribu, ces hommes brisés, égarés, incapables de raconter ce qu’ils avaient subi, ces rescapés n’étaient plus que des spectres. Ils se tenaient à l’écart, le regard vide. La nuit, les familles se rassemblaient autour du feu ; toujours prostrés, ces fantômes rejoignaient le cercle, fixaient la flamme avec ce même air d’absence.

Tout à coup, le premier ay surgit ; ce cri inhumain glaça le sang de ceux qui l’entendirent pour la première fois. La plainte venait de plus loin, de plus profond que toute douleur. Elle renfermait les souffrances de l’Andalousie, ses colères et ses fureurs. Surgie des ténèbres, elle exprimait ce que ces revenants n’arrivaient pas à dire. Comme s’ils craignaient que la force manque au chanteur, les assistants l’encouragèrent : Eso es, muy bien, vaya, olé ; des palmes battirent le rythme. Plus tard, la guitare viendra à son secours, préludant au chant, l’appelant pour reprendre l’expression consacrée.

Un art venait de naître, non pas un art folklorique, mais un art subtil, savant, d’un raffinement superbe. Bien entendu, cet art était populaire et, précisément, arabo-andalou, avec toutefois une nervosité et une brièveté latines, sans aucune de ces répétitions obsédantes qui rendent, pour une oreille occidentale, la musique orientale si dure à supporter. Comment ce chant aurait-il pu traîner alors que le chanteur était pressé de tout jeter, de condenser son expérience terrible ?

Il y a une urgence du cante, elle lui implore l’exacte mesure. C’est le compás, boussole et la juste cadence. Rien de trop. La nudité du cri, ses modulations, ses chromatismes.

Avec cette urgence vitale, les nuances apparaissent : cante grande, le grand chant – martinetes, peteneras, saetas, soleares –, cante chico, plus léger, sévillanes, malagueñas, zambras. Au bout, il y aura le spectacle, du flamenco, les castagnettes, les guitares, les danses, les olés, avec beaucoup de ay, qui sont à la douleur vertigineuse des origines ce que le furoncle est au cancer.

Au XIXe siècle, les familles aristocratiques de l’Andalousie découvrirent avec stupeur cet art, se demandant comment les gitans, ces vagabonds, avaient bien pu l’inventer, d’où ils le tiraient. Il devint du dernier chic de convier des gitans à se produire devant des cénacles élégants. Chaque señorito voulut avoir sa fête gitane. Parmi ces riches seigneurs, il y avait des mélomanes passionnés que cette musique inouïe, avec ses modes étranges, avec l’étendue des tonalités, intrigua et fascina. Ils en parlèrent autour d’eux ; ils attirèrent les gitans à la Cour : les premiers tablaos apparurent à Madrid et, avec ces spectacles, naquirent aussi des amateurs avertis. Mais le cante n’était pas seulement improvisé, il était imprévisible.

Comment convoquer le duende à heure fixe ? Comment savoir quand le cri jaillirait, dans quelles circonstances ? Parfois, il fallait attendre jusqu’à trois ou quatre heures du matin ; d’autres fois, la nuit passait sans que le miracle se produise. Si les véritables mélomanes comprenaient cette excentricité, la majorité du public s’impatientait. Les gitans apprirent à se passer du duende.

Cette magie que la ponctualité du spectacle abolissait, ils la mimèrent en faisant beaucoup de bruit. On peut dire que le flamenco est la dégénérescence du cante grande. On peut affirmer que les touristes ont peu de chances d’entendre un cante authentique. On peut même se demander si le cante, le chant profond, a une chance de durer.

Avec l’avènement de la démocratie, un engouement est né pour cette musique. Des foules de jeunes se rassemblent pour entendre des cantaores, vieux paysans descendus de leurs villages montagnards, vieilles femmes qui chantent assises sur une chaise, de la manière dont elles chantent dans leur cuisine. On produit des disques avec les meilleurs interprètes du moment. Mais le cante est devenu un conservatoire. Sa nécessité vitale, son urgence ont disparu. Il reste le flamenco.

J’ai longuement décrit la sombre liturgie des auto de fé, il me reste à évoquer les modalités de la procédure, celle surtout qui, dès la création du tribunal du Saint-Office, souleva des polémiques enflammées. Je parle du secret, exigé d’abord du suspect qui devait, lors de son premier interrogatoire, jurer de ne rien divulguer de la marche du procès, ni de rien de ce qui touchait au fonctionnement de l’institution ; secret garanti ensuite aux délateurs et aux témoins, assurés de l’anonymat.

Ces dispositions parurent une violation scandaleuse des garanties juridiques les plus élémentaires ; de toutes parts, des clameurs s’élevèrent. Du sein même du clergé, des voix se firent entendre pour condamner de telles entorses au droit. Plusieurs fois sollicitée d’intervenir pour condamner cette machine à broyer, la Papauté tenta (mollement) de corriger ces excès qu’elle avait par ailleurs autorisés.

Le secret encourageait la délation, considérée comme un devoir pieux. Des boîtes aux lettres furent installées dans tous les villages, tous les bourgs, dans chaque quartier des principales villes. Avec un zèle d’autant plus empressé qu’ils touchaient un pourcentage sur les sommes confisquées, les mouchards y déposaient leurs torchons.

Les victimes ne disposaient d’aucun autre recours que de citer les noms de ceux qui, par malveillance ou animosité personnelle, auraient voulu leur causer du tort. Si elles tombaient juste, elles avaient une chance de s’en tirer sans trop de dommages. Mais comment identifier le délateur anonyme qui pouvait être un voisin ou une simple rencontre ? Désespérés, égarés, les malheureux se perdaient en conjectures. Car le secret s’étendait au-delà de l’accusateur pour couvrir la nature même du délit ; les suspects croupissaient dans leur cachot sans connaître ni qui les avait dénoncés ni de quoi. Lors de l’instruction, d’une méticulosité bureaucratique, chaque question et chaque réponse étant soigneusement retranscrites par les greffiers et les notaires, aucun chef d’inculpation ne leur était notifié. Puisque l’hérésie se nichait au tréfonds de la personne, dans son cœur et dans son âme, seul l’inculpé connaissait la vérité. Il ne lui restait d’autre issue que d’avouer sa faute, les juges se contentant de l’exhorter à ne rien dissimuler, à s’en remettre à la miséricorde de l’Église, à confesser ses erreurs, admonestations répétées sur le ton le plus suave.

De peur d’encourir des peines plus lourdes, beaucoup s’accusaient de peccadilles. Rompus à toutes les ruses, parfaitement préparés à leur tâche, les inquisiteurs se laissaient rarement duper. D’une voix douce et tranquille, ils répétaient : « Avoue, mon fils. Reconnais tes crimes. Notre Sainte Mère l’Église te tiendra compte de la sincérité de ton repentir. »

Quand la persuasion ne donnait pas les résultats espérés, le suspect subissait la question, tortures que les auteurs catholiques minimisent, plaidant qu’elles étaient moins cruelles que celles infligées par les juridictions ordinaires. C’est possible. Est-ce l’important ?

Une femme, un homme étaient, du jour au lendemain, arrêtés, jetés dans un cachot où ils moisissaient parfois plusieurs mois, sans le moindre contact avec le monde extérieur, ignorant qui les avait dénoncés ; pris dans les rouages d’une machine aussi implacable que tatillonne, les détenus ne disposaient d’aucun moyen de défense ; tout se déroulait dans un brouillard opaque.

Une unique solution : la confession de leurs méfaits, autant dire la perte de tous leurs biens, l’infamie pour eux, pour leur famille et pour leurs descendants, la mise au ban de la société, l’opprobre jeté sur leur nom, l’humiliation d’une pénitence publique.

Les tribunaux ordinaires se montraient peut-être plus cruels ; aucun n’atteignit ce raffinement dans le supplice moral. Et qu’une juridiction si extraordinaire ait pu se maintenir plus de cinq siècles, cela laisse sans voix. Par quelle aberration des millions d’hommes, sur plusieurs générations, ont-ils pu, non seulement se soumettre, mais applaudir, prêter mainforte à une telle parodie ?

Objet d’un rejet écœuré d’une partie de la noblesse et du haut clergé, pratique dénoncée avec vigueur par les nouveaux chrétiens qui se sentaient les premiers visés, l’usage du secret resta en vigueur aussi longtemps que vécut l’Inquisition, de 1485 à 1820 environ. Sans doute l’institution évolua-t-elle. Avec le temps, elle se montra plus rigoureuse dans ses enquêtes, plus scrupuleuse dans l’examen des dénonciations et des témoignages à charge sans cependant abandonner ce qu’elle tenait pour le fondement de son action.

À leurs détracteurs, les juges du tribunal du Saint-Office opposaient deux sortes d’arguments : seul le secret garanti aux délateurs permettait, selon eux, de recueillir des informations sur les agissements occultes des hérétiques. Sans la garantie du secret, les informateurs seraient exposés aux pressions des conversos, de leurs parents, de leurs amis et de leurs clients, personnages souvent riches et puissants.

Plus retors, l’hérésie et l’apostasie étant des péchés contre le Saint-Esprit, commis dans l’intimité de la conscience, seul le secret, plaidaient les défenseurs du tribunal, permettait un retour sur soi, un retournement de l’âme. Il ne faudrait pas en effet oublier que la procédure inquisitoriale était une pédagogie de la foi, un auto sacramental, un spectacle édifiant.

Aider, participer à l’action du saint tribunal était, pour un catholique, un devoir, la manifestation éclatante de son orthodoxie. Des seigneurs, même parmi les Grands, des notables, des hommes de toutes conditions devenaient des familiers, fonction honorifique qui tissait, dans tous les royaumes d’Espagne, jusqu’aux villages les plus reculés, une maille serrée de mouchards et de policiers, chargés de surveiller leurs compatriotes.

L’Inquisition espagnole fut la première police totalitaire, modèle de toutes celles qui, au XXe siècle, allaient s’épanouir en Europe.

Toutes auront en commun de traquer, au-delà des oppositions manifestes, les réticences, les refus cachés, les délits de pensée. Toutes aussi feront du déviant une personne nuisible dans son essence, dissimulant dans son for le plus intérieur, dans son sang ou dans son hérédité sociale, la fatalité hérétique. Toutes voudront convertir, conduire à la confession publique. Les tribunaux staliniens se penseront, comme l’Inquisition, une pédagogie révolutionnaire, un théâtre. Pour leurs juges, il s’agira, non seulement de tuer l’adversaire, mais de le dévoiler, de montrer à tous sa perversité intrinsèque. Ils ne se contenteront pas de prouver sa trahison, ils s’efforceront de démontrer que la trahison se cachait en lui depuis l’enfance, avant même, dans les générations de bourgeois corrompus qui ont souillé sa nature, le prédestinant à l’infamie.

L’Inquisition, on le voit, dépasse le cadre de l’Espagne qui n’aura eu que le triste privilège de mettre en scène, de codifier avec un soin méticuleux une institution dont les rouages et le fonctionnement montrent, certes, la folie de l’État, mais peut-être une tendance secrète de la nature humaine.

Il se pourrait que plus une idée se veut pure, altruiste, plus aussi elle soit encline à vouloir l’élimination de ses détracteurs qui, refusant l’évidence, ne peuvent être que des monstres.

Le caractère des hommes qui embrassèrent la carrière de juge inquisiteur illustre le paradoxe.

Certains, surtout dans les débuts, furent des fous sadiques qui envoyèrent des milliers de conversos au bûcher, semèrent la terreur. Mais assez vite, les excès s’arrêtèrent ; la routine bureaucratique s’installa ; l’Inquisition, avec ses tribunaux régionaux, avec son Tribunal suprême qui siégeait dans l’un des Grands Conseils du roi, devint un rouage essentiel de la monarchie castillane. Accéder au saint des saints parut le couronnement d’un parcours qui débutait par de longues études de théologie et, surtout, de droit dans l’une des universités les plus prestigieuses du pays, Salamanque ou Alcalà de Henarès. Ces juristes tatillons gravissaient l’un après l’autre les échelons, avec toutes les luttes d’ambition, toutes les embûches, toutes les intrigues et les cabales qu’on peut imaginer.

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